Alec Evans • Prince d'un Monde de Papier

« Tu verras Maman, tu iras vite mieux et on l’ouvrira ce salon de thé. J’ai trouvé le roman que tu voulais, je pourrais te le lire dès que j’arrive.»

C’était la dernière chose que tu avais pu lui dire. Les derniers mots que tu avais pu lui offrir. Des mots pleins d’espoir, alors qu’au travers du combiné, elle s’était mise à tousser, brusquement, violemment, lâchant le téléphone. C’était une infirmière qui t’avait repris, s’excusant de devoir couper court à la conversation, ta mère ayant besoin de se reposer. Ta vie douce a basculée ce jour-là. Précisément. Et dans tous les sens du terme. Tu n’étais rien de plus qu’un gamin de vingt ans, un gamin empli d’espoirs et d’illusion qui allait perdre l’amour de sa vie. Sa mère. Mais pas que.

C’est là que les cauchemars ont débuté.


Tu entres à pas feutré dans le cabinet, c’est joli mais tu es dérouté. Ton cœur hésite à faire demi-tour alors que ta tête te hurle de rester, cela fait des années que tu aurais dû franchir le pas et y aller. Des années, mais le courage t’avait manqué, la peur toujours plus vorace de replonger dans tous ces souvenirs et tous ces secrets que même ici tu ne pourrais pas dévoiler te paralysant depuis des années. Elle était partie dans tellement de sens ta vie Alec. Tellement que même toi tu avais encore un peu de mal à te retrouver. Tes cheveux sont en bataille, de cette couleur gris blanche si particulière, une coloration entretenue depuis plus de six ans, faite pour une raison peut-être futile pour les autres mais importante pour toi. Quand ta mère était tombée malade, la chose qui l’attristait le plus c’était ses cheveux, devenus grisonnant bien avant l’âge, alors pour dédramatiser, tu étais arrivé un jour à l’hôpital avec les cheveux teint en gris. Tu te souviens avec émotion de son visage surpris, et de son éclat de rire lézardant les murs. Depuis même si elle ne fut plus, tu ne pouvais revenir à ta couleur naturelle, ce gris presque blanc, te rappelait elle, te rappelait son rire.

C’est la secrétaire qui te ramène à la réalité, te sortant de la bulle de ce souvenir plus heureux et léger, devenu aussi poignard dans ton cœur brisé, pour prendre ton nom, et remplir basiquement quelques informations. Ton nom, ton prénom, ton âge, toutes ces petites choses qui te rappellent un peu amèrement que le temps passe, que le monde continue de tourner sans elle, un monde qui aussi aurait pu continuer de tourner sans toi. Il t’avait fallu deux ans. Deux longues années, pour te remettre un peu de tout ce qu’il s’était passé, de tout ce qui t’était arrivé. On t’invite à rejoindre la salle d’attente, tu t’exécutes, t’installes sur une chaise pas plus confortable que ça, mais suffisamment. Un long soupir s’échappe de tes lèvres, alors ton regard vient se perdre sur la vue agréable de la ville par la fenêtre.

Tu étais arrivé il y a de cela trois ans, voire un peu plus. Tu avais eu besoin de fuir Darlington, de fuir toutes ces choses qui te rappelaient ta mère, mais qui te rappelaient aussi ton « accident ». Tu aurais pu aller partout ailleurs, tu aurais pu aller bien plus loin et non la porte à côté, mais une part de toi avait besoin inconsciemment de pouvoir y retourner quand ton cœur serait à nouveau prêt. Ton cousin vivait aussi ici c’était une autre bonne raison, ou plutôt une autre bonne excuse. Et depuis t’en avais pas bougé, âme stagnante dans cette ville aux nombreux aspects. Une ville où tu aimais te perdre. Une ville où tu t’étais perdu. Ils sont loin tes rêves Alec, très loin. Tu n’ouvrirais jamais de salon de thé avec ta mère, comme vous en rêviez, jamais. T’avais pourtant commencé des études de commerce, rien que pour ça, même quand elle était tombée malade tu t’étais accroché. Mais quand la Mort était venue te la voler, t’avais abandonné.

Pendant les deux années qui avaient suivi, t’avais passé ton temps presque enfermé et dévasté, entouré de tous les livres que durant quasiment une année tu lui avais lu, encore et encore chaque semaine, dès que les médecins l’autorisaient, quand son état allait. Il y avait de tout, des vieux livres poussiéreux comme des nouveaux tout juste sorti, tu lisais tout ce qu’elle aimait ou voulait, et quand elle venait à être à court d’idées c’est toi qui lui en proposais, te découvrant au fil des mois une réelle passion pour ces petits trésors de papier. Trésors qui furent ta seule bouée de sauvetage au moment du naufrage, ton seul refuge loin de la peine. En arrivant ici t’avais multiplié les petits boulots, ici et là  suivant en même temps une formation de libraire, parce que c’était la seule volonté que tu avais désormais, c’était les seuls choses qui arrivaient encore à te faire rêver.

Finalement on vient te chercher, te sortant de cette énième absence, tu suis silencieux, venant t’installer sur le bord du fauteuil où on te demande de t’installer, tu es mal à l’aise. La conversation s’engage, simple et douce, comme n’importe qui aurait pu le faire.

« Alec, et si vous me disiez ce qui vous a amené ici ? Qu’est-ce qui vous travaille ? »

Tu inspires un grand coup, tâchant de contrôler tes émotions qui lentement tapie dans ta gorge veulent te submerger.

« Il y a trois ans, ma mère est morte. »


« Une maladie rare, que personne n’arrivait à soigner, c'était fulgurant, violent, et rien ne voulait fonctionner. Elle s’est battue pendant presque un an contre ce virus. Bec et Ongle. J’allais la voir dès que je le pouvais, pour lui lire des romans, ou juste pour discuter, elle souriait toujours, même si elle était fatiguée, même si elle avait mal. Et quand elle est morte…je n’étais pas là. Elle était toute seule. Seule dans sa chambre d’hôpital. »


Fauché juste devant l’hôpital par une ambulance. A quelques mètres et pourtant si loin. T’as pas eu le temps de réaliser, l’impact fut violent, te projetant au loin, la mort ne tardant pas à t’accueillir entre ses bras. Lente, froide, et douloureuse. Mais ça, oui ça c’était que le début. Parce que t’étais plus que mort Alec, t’avais fait face à la Mort elle-même, venu t’offrir une seconde chance avec un bonus. Entrevue rapide. Furtive. Et tu t’étais réveillé dix minutes après le fameux impact. Dix minutes. Et Cela avait tout changé. Le temps de monter les escaliers, ces foutu escaliers, ta mère avait lâché. Éteinte à jamais, sans que tu ne sois là pour tenir sa main, à quelques minutes près. Ça ne s’était joué qu’à quelques minutes.

« J’étais en retard. »


Pourquoi la Mort t’avait choisi. Pourquoi toi. Ta voix s’échappe difficilement d’entre tes lèvres, tes émotions déferlantes en toi, prêtes à exploser. Tu te souvenais avoir hurlé dans cet hôpital, d’avoir hurlé dans ta chambre, d’avoir pleuré devant sa tombe, avoir hurlé à chaque cauchemar qui depuis te poursuivait. Et depuis ton déménagement tu n’y étais pas retourné, à nouveau tu l’avais abandonné. Ton père avait tourné la page, s’étant remarié. Vous discutiez toujours mais moins qu’avant, sans ta mère  votre relation s’était quelques peu effiloché. Plus rien n’avait la même saveur sans elle. C’était ainsi. Tristement ainsi. Et depuis ça ? Et jusqu’à maintenant ?

T’avais pas avancé. Mais tu voulais sincèrement essayer.